La reconstruction du Haut Karabakh: une vitrine high tech sans habitants?
Depuis septembre 2023, le Haut Karabakh est pleinement sous contrôle de l’Azerbaïdjan, qui a ainsi recouvré ses frontières telles que reconnues par le droit international
Cette reprise de contrôle, après 30 ans de guerre, avait provoqué la fuite de plus de 100.000 Arméniens du Haut Karabakh.
Le régime d’Ilyam Aliyev a lancé un programme ambitieux, baptisé “Le Grand retour”, qui vise à entièrement reconstruire et repeupler la région.
La reconstruction bat son plein, avec des projets impressionnants
mais le repeuplement, donc plutôt par des citoyens azerbaïdjanais que par des Arméniens, lui, est bien plus modeste.
Le Haut Karabakh ressemble de plus en plus à une exposition à ciel ouvert faite de bâtiments modernes, mais vides.
Bonjour à tous, c’est Sébastien, bienvenue dans cette vidéo où je veux aborder un phénomène sur lequel j’ai lu beaucoup de choses ces derniers temps,
parce qu’on a déjà parlé de l’accord de paix entre Nikol Pachynian et Iliyam Aliyev parrainé par Donald Trump,
mais les sources sur lesquelles je m’appuie ici, et que je mets dans la description de la vidéo, apportent un éclairage vraiment concret sur les défis de l’après-guerre
C’est porteur de beaucoup d’enseignements pour des pays qui recouvrent ou recouvreraient des territoires occupés, évidemment je pense à l’Ukraine même si elle n’en est pas du tout là.
Alors d’abord de quoi on parle?
Le Haut Karabakh était une région autonome peuplée d’Arméniens au sein de l’Azerbaïdjan soviétique.
Même avant l’implosion de l’URSS, des troubles ethniques éclatent,
suivis d’une guerre entre 1992 et 1994, l’Arménie prend le contrôle du Haut Karabakh et des territoires avoisinants, soit 20% du territoire de l’Azerbaïdjan
Dans les années 1990, on compte 1 millions d’Azerbaïdjanais déplacés internes.
La situation reste plus ou moins gelée jusqu’en 2020, l’Azerbaïdjan lance une opération de reconquête que l’on appelle la guerre de 44 jours,
elle se termine en septembre 2023 une ultime offensive et la reconquête totale de la région.
Là c’est une fuite dans le sens inverse: plus de 100.000 Arméniens du Haut Karabakh partent se réfugier principalement en Arménie.
L’Azerbaïdjan reprend le contrôle de son territoire, change la carte administrative comme on le voit ici
et entreprend une reconstruction à grande échelle.
On parle donc d’un territoire quasi-entièrement dépeuplé, que ce soit de ses habitants arméniens ou azerbaïdjanais.
et d’un territoire ruiné, avec un parc résidentiel détruit à 95% selon les estimations du gouvernement de Bakou.
En plus de cela, un territoire miné, on compterait environ 1 million de mines anti-personnelles qu’il faudrait environ 30 ans pour retirer
et d’un territoire dévasté sur le plan environnemental déforesté et défiguré par des activités minières sauvages.
Là-dessus, le gouvernement azerbaïdjanais lance le Grand retour, son programme de reconstruction.
En tout ce sont plus de 16 milliards d’euros injectés dans ces projets à partir de 2020, avant même la fin de la guerre donc
et qui doit en gros se terminer d’ici la fin 2026, donc l’an prochain.
Le Grand retour est un instrument de propagande au service du régime idéal, il est instrumentalisé par le régime d’Iliyam Aliyev pour consolider la nation autour de son clan au pouvoir.
là on le voit avec la Première dame en train de remettre les clés d’une nouvelle maison à une personne déplacée depuis les années 1990, c’est très symbolique.
Et sur le papier, ça a effectivement de la gueule.
Les mouvements sont encore contraints dans la région mais quelques journalistes parviennent à entrer de temps en temps
récemment, c’est un photographe qui a publié ses photos sur le site de radio Free Europe
On voit des aéroports rutilants
des villages modernes et high tech, ce qu’on appelle des smart cities,
des mosquées blanches,
ici c’est un centre de logistique rail / route flambant neuf.
là c’est un arc de triomphe en cours de construction à Xankendi, anciennement Stepanakert.
Tout cela est très beau et c’est effectivement une transformation radicale d’un espace dévasté, grâce à l’argent des hydrocarbures qui bénéficie énormément à l’Azerbaïdjan
si l’Ukraine, la Géorgie ou la Moldavie retrouvent jamais leurs territoires occupés ça ne sera sans doute pas aussi facile que ça
Mais l’impression qui ressort de ces photos, et des récits des journalistes et observateurs,
c’est qu’il n’y a personne dans la région ou presque.
en mai de cette année, les autorités ont estimé que 43000 personnes habitent maintenant cette zone, qui représente donc 20% du territoire national, sur un pays de 10 millions d’habitants
ça veut dire que les personnes déplacées ne sont pas encore revenues.
Dans les années 1990, on comptait 1 million environ de personnes déplacées, aujourd’hui à peu près 650.000, selon le conseil norvégien des réfugiés, et elles ne sont pas revenues.
Surtout que sur ces 43000 personnes, plus de 28000 d’entre eux sont des ouvriers du bâtiment et des ingénieurs employés pour la reconstruction
1100 sont des étudiants et 13000 seulement sont des personnes déplacées ou des descendants de personnes déplacées qui sont revenues.
Ca veut dire de facto 20% du pays qui n’est peuplé que par 13000 habitants sédentaires.
Alors, on comprend que le processus est en cours, c’est normal que ça prenne du temps,
mais ça remet en cause le plan du Grand retour qui prévoit le peuplement de 140.000 personnes d’ici la fin 2026.
Evidemment, des Azerbaïdjanais, il n’est pas du tout question du droit au retour des Arméniens,
pas plus que pendant 30 ans de contrôle arménien il n’a été question du droit au retour des Azerbaïdjanais.
Alors, est-il possible d’avoir 130.000 habitants de plus d’ici un an?
On verra, mais si ça se fait il y a des chances que ce soit assez forcé et artificiel dans le cadre du régime autoritaire qu’est l’Azerbaïdjan.
Et c’est d’ailleurs ce que l’on reproche beaucoup au processus de reconstruction actuel, il est conçu en haut et imposé vers le bas, sans concertation avec les premiers concernés.
La première grosse critique, c’est le déminage. Il faudrait commencer par là pour sécuriser la zone et décontaminer les sols au lieu de construire tout de suite.
La seconde grosse critique, ce sont les éléphants blancs, les projets qui coûtent cher mais ne servent à rien.
Il y a l’exemple de ces trois aéroports construits dans cette région. L’un d’entre eux, celui de Fuzuli, a été construit en temps record pour 44 millions de dollars,
inauguré en octobre 2021. Dès 2022 il n’y avait qu’un vol par semaine
et à partir de 2023, plus aucune liaison commerciale.
Les smart cities nient les structures de la vie rurale que voudraient retrouver les personnes déplacées
on lit beaucoup de témoignages de familles d’agriculteurs qui ne veulent pas revenir dans le Karabakh car leur maison n’est plus et qu’elle ne sera jamais reconstruite
mais aussi parce que le concept de smart cities ne leur permet pas de cultiver la terre ou d’avoir du bétail.
Et ça évidemment sans oublier l’immense majorité des personnes déplacées et de leurs enfants qui ont déjà refait leur vie ailleurs et ne veulent pas tout abandonner encore une fois.
Dans le Karabakh, il n’y a pas d’entreprises, pas d’emplois, pas de perspectives économiques
à part quelques sociétés qui s’installent mais qui sont principalement liées à la logistique et à l’industrie minière
le régime d’Ilyam Aliyev lance régulièrement des appels aux investisseurs étrangers mais dans les faits, c’est une liste très courte de pays qui s’impliquent
la Turquie, le Bélarus et la Chine par proximité idéologique
ou encore l’Italie, la Slovaquie par intérêts énergétiques.
La Russie est présente mais soigneusement tenue à l’écart compte tenu des relations détériorées entre Bakou et Moscou
L’Union européenne en tant que bloc est aux abonnés absents, trop absorbée par son aide à l’Ukraine et paralysée par les dissensions internes entre ses Etats-membres.
la France par exemple est un fidèle soutien de l’Arménie et snobe littéralement la reconstruction du Karabakh.
Encore une critique: le manque de suivi de la part des autorités. On voit déjà des cas de personnes déplacées qui obtiennent gratuitement des logements mais qui n’y habitent pas
à la place elles les louent comptant à des ouvriers du bâtiment, ça engendre tout un cycle de spéculation.
Et à tous ces défis qui concernent d’abord et avant tout les Azerbaïdjanais et leur gouvernement, il y a la question du passé composite de la région entre culture azérie et arménienne, entre autres
le processus de reconstruction actuel ne prend pas du tout en compte la préservation de l’héritage arménien, que ce soit les églises, les cimetières ou d’autres monuments.
C’est très difficile de voir clair entre ce qui a été détruit par la guerre, ce qui a été détruit car c’était trop endommagé ou miné,
ce qui est détruit pour faire place à autre chose, ou ce qui n’est tout simplement pas entretenu.
C’est une des questions qui hante les Arméniens, de même que le droit au retour. Mais au vu du rapport de force, ils n’ont aucun levier pour se faire entendre à Bakou.
Voilà donc ce tour d’horizon de la reconstruction du Karabakh, dans le contexte du processus de paix entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie.
Avec toutes les questions que cela pose pour les Azerbaïdjanais.
l’aménagement du territoire, le mode de reconstruction des villes, le déminage, l’intégration sociale et économique des habitants, les questions de compensation
C’est assez vertigineux, et le Karabakh nous offre donc un cas d’école pour tout pays qui recouvre à un moment ou à un autre des territoires longtemps occupés