Difficile liberté

Texte publié sur le site de David di Nota, le 30 mai 2025

Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage, et quand on veut invisibiliser le courage des Ukrainiens, on demande à un troll pro-russe de nous éclairer sur la perfidie des Occidentaux – sans laquelle, comme chacun sait, rien de tout ceci ne serait arrivé – ou, mieux encore, de discourir sur la corruption en Ukraine. On peut toutefois préférer à ce genre de spécialistes un chercheur qui vit depuis dix ans dans ce pays, parle couramment la langue et observe la situation avec une rigueur toute wébérienne. Rencontre, à Lviv, avec Sébastien Gobert, auteur d’un ouvrage remarquable sur le système politique ukrainien.

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Votre enquête constitue une porte d’entrée remarquable dans le monde opaque des oligarchies ukrainiennes. La mise au pas des oligarques par Poutine, observez-vous, a conduit à une société elle-même sous contrôle – alors que la multiplicité des oligarchies en Ukraine a joué, par un effet mécanique de compétition et d’allégeances multiples, en faveur d’une société plus ouverte. Avant d’explorer les contours et les limites de cette emprise oligarchique sur la société civile et sur l’État, pourriez-vous nous présenter cette différence plus avant ?

Le concept d’oligarchie, tel que formulé par les Anciens, est l’une des dénominations politiques qui a été la plus usitée, à la fois dans le temps et l’espace. Dans le contexte post-soviétique, il prend une tournure particulière pour désigner la caste de bandits, opportunistes et fonctionnaires corrompus qui s’enrichissent rapidement en profitant du chaos de la dislocation de l’URSS. Des nouveaux riches qui vont chercher, dans un second temps, à légitimer leurs biens mal acquis à travers des investissements dans la politique et les médias. Que ce soit en Ukraine, en Russie ou dans la plupart des républiques héritières de l’URSS, la montée en puissance des clans oligarchiques au cours des années 1990 s’opère de manière similaire, de même que leurs investissements dans les sphères politiques et médiatiques visant à sécuriser leurs acquis et à se légitimer. A partir du début des années 2000, les trajectoires divergent. En Russie, Vladimir Poutine domestique l’oligarchie et la subordonne à sa verticale du pouvoir. Les grandes fortunes russes n’ont plus d’oligarques que le nom après avoir perdu toute autonomie politique. En Ukraine, le pacte informel passé entre le Président Leonid Koutchma et les principaux clans résiste au temps et aux crises. Les clans oligarchiques se structurent en groupes, prospèrent, font preuve d’une créativité et d’une adaptation inédite et parviennent à imprimer leur marque sur l’ensemble des aspects de la vie publique nationale, et ce jusqu’à aujourd’hui. La persistance de ce système oligarchique engendre la corruption, le népotisme, une économie de monopoles et de rente qui décourage l’innovation. Néanmoins, compte tenu de la structure des groupes ukrainiens, portés par les influents Rinat Akhmetov, Ihor Kolomoïskiy, Viktor Pintchouk, Ioulia Timochenko ou encore Petro Porochenko, et du poids économique de leurs empires, la “République oligarchique” se caractérise par leur concurrence dynamique qui, d’une élection à une révolution, empêche l’affermissement d’une verticale autoritaire du pouvoir. En résulte une forte culture du débat, de la controverse et de l’investigation, qui accentue progressivement les différences politiques et sociétales entre l’Ukraine et la Russie.

Vous portez une attention particulière au rôle du président Koutchma dans la formation, en Ukraine, de cette république oligarchique… Pouvons-nous revenir sur ses décisions clés ?

Après le chaos des premières années de l’indépendance de l’Ukraine, les deux mandats de Leonid Koutchma marquent une période de stabilisation du pays. D’abord sur le plan extérieur, à travers la conclusion du mémorandum de Budapest, qui ouvre à la voie à une normalisation des relations avec la Russie de Boris Eltsine qui culminera dans le traité d’amitié de 1997 qui a reconnu les frontières de 1991 et a procédé au partage de la flotte de la mer Noire. Ensuite, par la consolidation de ses institutions: une Constitution est enfin adoptée en 1996. Dans le même temps, la hryvnia, la monnaie nationale, est introduite. L’inflation est enfin maîtrisée. Dans le cadre ce processus de stabilisation, Leonid Koutchma passe un pacte officieux avec les oligarques qui ont émergé les années précédentes: il les attire dans l’arène politique et médiatique afin qu’ils s’investissent dans la vie publique du pays, tout en légitimant leurs acquis sans leur demander de rendre quasiment le moindre compte auprès de la justice. Cette implication des grandes fortunes dans l’espace politique est acté lors de la réélection de Leonid Koutchma en 1999, quand il reçoit le soutien des magnats ukrainiens, mais surtout lors des élections législatives de 1998 et 2002. Grâce aux prérogatives considérables que le chef de l’Etat s’est aménagé dans la Constitution de 1996, celui-ci s’impose comme un arbitre bienveillant mais prêt à recourir à la puissance de l’Etat (services de sécurité, comité anti-monopole, organes de lutte contre la corruption) pour préserver un équilibre entre les groupes oligarchiques. L’exemple le plus marquant en étant la déchéance du tout-puissant Pavlo Lazarenko, forcé à l’exil et condamné à de la prison ferme aux Etats-Unis.

Et cependant cette ‘république oligarchique’ rencontre d’importantes limites. Ses intérêts sont loin de recouper les exigences démocratiques des citoyens eux-mêmes. Pouvons-nous évoquer les points de friction entre république oligarchique et société civile ?

Le chaos des années 1990 a réduit à néant l’intelligentsia soviétique et les catégories de la population qui auraient pu constituer la classe moyenne et les petits entrepreneurs de l’Ukraine indépendante. Dans un contexte de crise économique, d’inflation à cinq chiffres et d’une perte de repères généralisée, la corruption et le crime organisé qui ont accompagné l’ascension des oligarques post-soviétiques ont été vécus comme autant de traumatismes et d’obstacles à la consolidation d’une Ukraine souveraine, démocratique, moderne et européenne. Aussi, dès que la stabilisation de la conjoncture économique et financière a permis le développement et l’épanouissement d’une classe moyenne et d’une société civile, les revendications politiques de celles-ci se sont naturellement exprimées contre les oligarques, la corruption et les tentatives autoritaires des dirigeants politiques. Le slogan de “dé-oligarchisation” remonte ainsi au début des années 2000, amplifié par les élections, les réformes et les révolutions. Il est intéressant de noter qu’au fil des ans, malgré les crises successives, la société civile s’est professionnalisée. A la suite de la révolution de la Dignité, en 2014, un partenariat s’est noué entre les organisations de la société civile, les réformateurs impliqués dans les institutions d’Etat et les partenaires occidentaux de l’Ukraine. Il en a résulté une vague de réformes et de mesures anti-corruption inédites, qui ont accéléré la transformation et la modernisation du pays entre 2015 et 2022. Dans le contexte de la république oligarchique, ce processus n’a rien de linéaire, compte tenu de l’interpénétration intime entre les institutions d’Etat et les groupes oligarchiques, ainsi que de leur grande adaptativité et créativité. L’Ukraine a donc évolué au rythme de “deux pas en avant, un pas en arrière”, dans un climat de tension permanente entre société civile, groupes oligarchiques et institutions d’Etat, qui a par ailleurs été l’un des ressorts de la résistance du pays depuis 2022.

Cette complexité rend possible des lectures extrêmement divergentes de la réalité. Celui qui adoptera une lecture poutinienne du conflit aura tout intérêt à minorer ou à invisibiliser les exigences et les acquis de la société civile ukrainienne : conformément à la propagande russe, la révolution de Maïdan ne serait rien d’autre qu’un complot ourdi par les puissances étrangères. Celui qui entend accompagner ce processus post-sovietique encore inachevé adoptera, au contraire, une lecture pro-européenne. Quel regard jetez-vous sur cette compétition ‘historiographique’ ?

Je n’ai pas la prétention de me considérer comme un historien, à tout le moins comme quelqu’un qui aime l’histoire et s’efforce de comprendre les ramifications de l’historiographie. Dans ce sens, il faut comprendre que mon analyse n’emprunte pas la clé de lecture géopolitique pour décrypter des développements propres à l’Ukraine depuis son indépendance en 1991. Je me concentre sur ses logiques internes. Je tiens évidemment compte des relations extérieures du pays et des influences étrangères venues de Russie, d’Europe, des Etats-Unis ou encore de Turquie. Mais elles ne sont pas au coeur de mon travail. Cela étant dit, les efforts de la société ukrainienne et du pays dans son ensemble vers une modernisation, une transformation et une ouverture du pays s’inscrivent comme une tendance de fond, palpable depuis le début des années 2000. Si cette tendance a été interprétée selon des grilles pro-européennes ou pro-russes, c’est d’abord et avant tout en réaction à la dérive autoritaire et impérialiste de la Russie de Vladimir Poutine: jusqu’à la Révolution orange de 2004, la question ne se posait pas en ces termes. Même en 2013-14, l’intégration européenne n’était pas un objectif en soi: elle était avant tout utilisée comme un vecteur de revendications plus profondes, concernant la lutte contre la corruption et l’autoritarisme, l’état de droit et la création de perspectives économiques à travers le discours de dé-oligarchisation. A partir de 2014, les Ukrainiens ont intensifié leurs efforts pour écrire leur propre histoire: il leur reviendra d’en déterminer les interprétations.

Tous les oligarques n’ont pas réagi de la même manière à l’invasion de 2022. Ce conflit dévastateur va sans doute modifier la donne. Même s’il est sans doute trop tôt pour mesurer l’impact de la guerre sur la république oligarchique évoquée – avez-vous d’ ores et déjà observé des évolutions significatives depuis cette invasion ?

En 2022, pour la première fois depuis l’indépendance de l’Ukraine, les oligarques ont connu des bouleversements comparables à ceux de la majorité des Ukrainiens. Face à l’invasion russe, certains sont restés dans le pays, pour le défendre activement ou pour adopter une attitude plus passive. D’autres ont fui à l’étranger D’autres encore ont trahi. Au-delà de ces trajectoires individuelles, les groupes oligarchiques ont subi un affaiblissement structurel de par les destructions provoquées par le conflit. L’imposition de la loi martiale a aussi fermé le jeu politico-médiatique, privant les magnats de leurs traditionnels outils d’influence. Néanmoins, les règles de fonctionnement de la république oligarchique n’ont pas été affectées, en raison de l’absence d’une refonte du secteur judiciaire, la “mère de toutes les réformes” selon l’expression consacrée. Ont émergé de nouveaux groupes d’influence liés à l’administration présidentielle ou encore issus des sphères militaire et énergétique. Aussi, une fois la loi martiale levée, la république oligarchique pourrait redevenir d’actualité, animée par des groupes traditionnels et des nouveaux acteurs. Cependant, le lancement du processus d’adhésion à l’Union européenne officialisé en 2023, devrait, en toute logique, initier une série de transformations du cadre institutionnel, modifier la structure de l’économie et accélérer la lutte contre la corruption. Enfin, la population et la société civile ukrainiennes, traumatisées par plus de trois ans d’une guerre existentielle, rejettent catégoriquement un retour au statu quo. Au vu de l’histoire ukrainienne récente, nul doute qu’elles sauront se faire entendre pour peser sur l’avenir de leur pays.

Sébastien Gobert, ‘L’Ukraine, la Republique et les oligarques. Comprendre le système ukrainien’. Editions Tallandier. Entretien realisé à Lviv, mars 2025.

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