La fin de la lutte contre la corruption?

Le Parlement ukrainien vient tout juste d’adopter une loi qui mettrait fin à l’indépendance de deux organes clés de l’architecture de lutte contre la corruption.

C’est un revers cinglant pour tous les efforts que le pays a accompli depuis la révolution de la Dignité, le dernier Maidan en 2014

et cela prouve que malgré l’invasion généralisée du pays par la Russie, l’élite politique en est loin d’avoir renoncé à ses pratiques traditionnelles de corruption

Bonjour à tous, c’est Sébastien, bienvenue dans cette nouvelle vidéo où l’on décortique une histoire très ukrainienne, mais intimement liée au contexte international, et notamment au nouvel état d’esprit inspiré de l’administration Trump.

Donc la loi en question, c’est la 12414 qui a été adoptée en séance pléinière par la Verkhovna Rada, le Parlement, aujourd’hui 22 juillet.

263 voix pour, 13 contre et 13 abstentions, autant dire que la majorité est très large et que la majorité présidentielle a bénéficié du soutien des partis d’opposition, dans une sorte d’union sacrée

et pour cause: la loi prévoit que deux agences clé de l’architecture de lutte contre la corruption, le bureau anti-corruption, le NABU

et le parquet anti-corruption, le SAPO, vont être subordonnés au Bureau du Procureur général, qui lui est traditionnellement inféodé à la Présidence.

Le NABU et le SAP, ce sont deux agences qui ont été créées à partir de 2015 et qui sont deux piliers d’un écosystème de lutte contre la corruption.

Très important: elles sont censées être indépendantes. Ce qui n’a jamais été tout à fait le cas, il est difficile de faire abstraction du contexte politique

mais malgré cela, les deux agences ont prouvé leurs autonomies en s’attaquant à des ministres en poste ou encore à des collaborateurs de l’ancien Président Petro Porochenko ou de l’actuel, Volodymyr Zelensky.

Le NABU et le SAP ont lancé des enquêtes et initié des procédures sur l’ensemble de la classe politique et oligarchique

et ça explique l’union sacrée des députés aujourd’hui, et les applaudissements et les mines réjouies juste après le vote.

Au moment où j’enregistre cette vidéo, la loi est sur le bureau du Président qui doit la promulguer.

Même si beaucoup en Ukraine et à l’étranger lui demandent d’apposer son veto, je vais y revenir.

Quoi qu’il en soit, que la loi soit promulguée ou non, le mal est déjà bien fait car c’est l’exécutif et la majorité présidentielle et l’exécutif qui sont à l’origine de cette mise au pas

Je ne vais pas entrer dans tous les détails mais pour le dire rapidement, ça couvait depuis un certain temps

mais le déclencheur a été les poursuites ouvertes contre le ministre de l’unité nationale Oleksiy Tchernichov

et contre la ministre de la justice et de l’intégration européenne, Olha Stefanyshyna.

Le premier a été arrêté début juillet, il est en liberté conditionnelle après avoir payé une caution de plus de 2 millions d’euros,

la seconde a été escamotée gracieusement en devenant l’envoyé spécial ukrainienne pour renforcer les relations avec les Etats-Unis

les deux procédures ont été initées par le NABU et le SAP

et à partir de là, les choses se sont accélérées.

à travers des pressions sur un militant anti-corruption, Vitaliy Shabounine

et des pressions sur les médias, notamment à travers un projet de loi qui contraindrait les possibilités de mener des enquêtes indépendantes.

En Ukraine, les services de sécurité, le SBU, et le Bureau du Procureur général dépendent directement de la Présidence

dans un monde idéal ça ne devrait pas exactement être comme ça mais le procureur général n’a jamais pu s’imposer comme une figure indépendante du président

et ces derniers jours, ils se sont activés contre les organes de lutte contre la corruption,

en particulier en menant plus de 70 perquisitions hier pour s’approprier les dossiers du NABU et du SAP.

le SBU dit qu’il a déniché un agent du FSB russe, c’est très bien, mais ça n’explique pas le reste des perquisitions.

et aujourd’hui, des amendements ont été apporté en dernière minute à un projet de loi qui visait à l’origine à faciliter des transferts d’enquête sur des personnes disparues,

mais qui est devenu un instrument de subordination de ces institutions anti-corruption.

La loi a été rapidement adopté, signé par le président du Parlement et envoyé directement à Volodymyr Zelensky.

L’empressement est évident et il montre bien que l’élite politique a un intérêt certain à démanteler ces institutions de lutte contre la corruption.

Même si en l’état ça ne profitera pas à tout le monde: si le NABU et le SAP deviennent subordonnés au Procureur général, alors il deviendront des armes aux mains de la présidence pour se servir de la lutte contre la corruption comme d’un outil de pression contre des opposants

et ça, c’est la pratique depuis la fin des années 1990, depuis que le Président de l’époque Leonid Koutchma a créé les premiers organes de lutte contre la corruption qui ont été très vite politisés.

Alors, qu’est-ce que ça veut dire, tout ça?

En premier lieu, et je ne devrais même pas avoir besoin de le rappeler, ça ne change rien au fait que l’Ukraine fait face à une invasion existentielle du fait de la Russie

et que des millions d’Ukrainiens désapprouvent ces jeux politiciens et sont mobilisés pour assurer leur survie en tant qu’Etat indépendant

En 2022, l’Ukraine avait des problèmes de corruption mais elle ne se résumait pas à ça, loin de là, et ça reste toujours d’actualité

Deuxièmement, même si cette évolution ne remet pas en cause la lutte des Ukrainiens pour leur souveraineté,

c’est un cadeau fait à la Russie qui ne manque pas une occasion d’exploiter les failles internes à l’Ukraine. et on le voit déjà sur les réseaux sociaux.

deuxièmement, l’Ukraine ne va pas revenir du jour au lendemain une kleptocratie comme avant la dernière révolution ou un régime autoritaire.

il y a de nombreux autres gardes fous et contre-pouvoirs, notamment le cadre de l’intégration européenne, ça je vais y revenir.

Le premier des garde-fous étant la société ukrainienne qui lance déjà aujourd’hui ses premières mobilisations contre cette loi 12414, on va voir où ça peut mener dans le contexte de guerre.

Ce que cette manoeuvre politicienne illustre, c’est l’état d’usure, voire de pourrissement de l’élite politique ukrainienne dans le contexte de la loi martiale, sans perspective d’organiser des élections de confronter aux électeurs et de se renouveler

Il y a un vrai phénomène de vase clos.

ça montre aussi l’agacement des groupes d'intérêt qui gravitent autour de la Présidence, qui se sentent contraints par des règles qu'ils considèrent inappropriées à la situation de guerre.

Mettre à bas l'architecture de lutte contre la corruption ne veut pas dire devenir plus corrompu mais en tout cas se donner les opportunités d'agir sans s'astreindre à des contrôles.

Libérer le politique du contre-pouvoir judiciaire.

Ici, la personnalité de Volodymyr Zelensky est à la fois essentielle et secondaire. Essentielle car c’est lui qui donne les impulsions politiques, et en l’occurrence il a la possibilité d’apposer son veto à la loi.

Mais il est aussi secondaire car ces questions de lutte contre la corruption et de réformes, il a délégué depuis le début de sa présidence à son équipe.

Il ne s’occupe pas de ces questions au premier chef mais plutôt fait confiance à ses collaborateurs pour gérer la machine d’Etat. Lui il est plutôt dans la stratégique globale et la communication.

Là, il a visiblement fait trop confiance à son équipe, et on va voir justement s’il promulgue la loi.

Ce point sur la libération du politique vis-à-vis du judiciaire, je pense que c’est essentiel dans le contexte international actuel.

tout ce que Kyiv a fait ces dernières semaines, changement de gouvernement compris, c'est pour se rapprocher de l'administration Trump. Et donc, opérer selon les mêmes schémas devrait créer une communion spirituelle...? Ou pas.

Quoiqu'il en soit, le fait que l'administration Trump ne mette plus l'accent sur la lutte contre la corruption donne les coudées franches à l'élite ukrainienne.

C'était déjà le cas pendant le premier mandat Trump, quand on a observé un relâchement des efforts anti-corruption et des tentatives de contre-réformes.

Et là, vous allez me dire que oui, Trump, d'accord, mais l'Ukraine veut rejoindre l'UE, pas les USA.

et en plus ce sont les pays européens qui doivent acheter les armes américaines, donc ils ont un certain poids sur les orientations de Kiev.

Justement. Bruxelles ne conditionne plus depuis 2022 son aide à Kyiv aux réformes structurelles et à la lutte anti-corruption. Sur le papier, oui, mais dans la pratique, c’est vraiment souple.

L’idée, c'est que Kyiv va de toutes les manières faire le nécessaire pour se réformer étant donné qu'il en va de son futur face à l'invasion russe.

et que donc les dirigeants ukrainiens vont faire ce qu’il faut parce qu’ils veulent survivre.

Mais dans les faits, les Européens ont vécu de nombreuses "dissonances cognitives" et ont laissé passé beaucoup d'initiatives douteuses.

Là, il est fort possible que la Commission européenne ne laisse pas passer cette loi, la commissaire à l’élargissement a déjà regretté un sérieux pas en arrière pour l’Ukraine

on n’en est pas à geler des fonds dont l’Ukraine a cruellement besoin, mais le processus d’intégration peut être compliqué.

Intéressant d’ailleurs que dans la même période, un autre poulain de l’intégration européenne, le gouvernement de Moldavie, a opéré une autre manoeuvre tendancieuse, en faisant passer en force 79 lois dans le dernier jour de sa session parlementaire avant les élections de septembre, au mépris des règlements

et ça c’est en partie due au fait que l’Union européenne a été très complaisante dans le contexte de guerre.

On verra si Bruxelles arrive à trouver un équilibre entre le soutien face à l’invasion et l’exigence de réformes.

Sachant que la corruption, elle dessert les intérêts de ces pays en premier lieu, et dans le cas de l’Ukraine elle affaiblit l’effort de guerre.

On va continuer à suivre ça, merci!

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