Retour en force de Loukachenko?
Pour tous ceux qui suivent l’actualité au Bélarus et qui se soucient du sort des quelque 1200 prisonniers politiques qui y sont retenus par le régime d’Alexander Loukashenko,
hier était clairement un jour de joie et de soulagement, quand on a appris la libération de 123 personnes dont des noms très connus comme Ales Bialiatski défenseur des droits de l’homme et prix nobel de la paix
ou Марія Колесникова, une icône des contestations réprimées de l’été 2020.
Ce sont des excellentes nouvelles sur le plan humanitaire,
mais il y a un prix à payer. En l’occurrence, l’assouplissement des sanctions américaines sur un régime qui n’a en rien infléchi sa politique.
Alors parlons-en
Bonjour à tous, c’est Sébastien, bienvenue dans cette nouvelle vidéo où l’on fait un point sur le Bélarus d’Alexander Loukachenko
il est en poste depuis 1994 et il faut admirer sa capacité de survie, parce qu’il y a encore quelques mois il était un paria auprès des Américains et des Européens
et il était un vassal minoré par Vladimir Poutine, mais il a réussi à trouver des moyens de revenir dans le jeu…
Alors d’abord on commence par la nouvelle d’hier: 123 prisonniers politiques libérés d’un coup
Parmi eux, Ales Bialiatski, défenseur des droits de l’homme qui a remporté le prix Nobel de la paix en 2022 de concert avec l’organisation ukrainienne le centre des liberté civiques et l’organisation russe Memorial
On remarque aussi Viktor Babariko qui avait été empêché de se présenter à la présidentielle de 2020
et qui avait été représenté par sa conseillère Maria Колесникова qui elle aussi avait été arrêtée après coup
Maria Kolesnikova s’était rendue célèbre en déchirant son passeport à la frontière entre le Bélarus et l’Ukraine pour ne pas être expulsée de son propre pays
du coup elle a passé plus de cinq ans en prison et hier, elle n’avait pas l’air déçue du tout d’avoir quitté le Bélarus.
Une partie des personnes libérées a été dirigée vers la Lituanie et la majorité vers l’Ukraine
en Lituanie ils ont été acheminés vers l’ambassade des Etats-Unis à Vilnius où les a accueilli Svitlana Tsikhanouskaya la leader de facto de l’opposition à l’étranger
et en Ukraine c’est le chef des renseignements militaires Kirillo Budanov qui les a accueilli, ce qui est assez particulier pour être remarqué.
Pourquoi lui, pourquoi pas un autre? Je n’ai pas la réponse à cette question.
cette libération de 123 détenus s’ajoute à des vagues de libération de prisonniers politiques qui s’échelonnent depuis juin
ça a commencé avec 14 personnes dont Serguei Tsikhanouski donc le mari de Tsikhanouskaya
il y a eu une autre vague en septembre de 52 détenus
une autre fin novembre où là ce sont 31 détenus ukrainiens et deux prêtres catholiques.
et la grâce présidentielle d’hier est marquée évidemment par un effet de masse assez impressionnant avec 123 détenus libérés.
Comme j’ai dit, ce sont de très bonnes nouvelles pour ces ex-prisonniers, pour leurs proches, pour tous ceux qui se soucient de leur sort,
mais ça ne change absolument rien à la nature du régime bélarusse
sa répression autoritaire, son inféodation au Kremlin à Moscou, sa complicité dans l’agression russe contre l’Ukraine ou encore ses attaques hybrides contre ses pays européens voisins
à travers sa politique d’envoi de migrants, on a encore trouvé un tunnel sous la frontière entre le Bélarus et la Pologne il y a trois jours, qui a été emprunté par des dizaines d’Afghans et de Pakistanais d’après les rapports polonais.
ou encore à travers sa politique d’envoi de ballons remplis de produits de contrebande, notamment des cigarettes
ça c’est principalement dirigé vers la Lituanie et ça a provoqué plus d’une douzaine de fermeture partielle de l’aéroport de Vilnius ces dernières semaines.
la nature du régime n’a pas changé, et comme je l’ai dit, il reste environ 1200 prisonniers politiques dans les geôles bélarusses
et à n’importe quel moment les autorités peuvent décider d’augmenter ou de réduire cette quantité.
Malgré cela, malgré le fait que le régime soit toujours le même,
les Etats-Unis de Donald Trump ont fait un pari sur Alexander Loukachenko.
Depuis plusieurs mois, ils multiplient les délégations à Minsk et ils procèdent graduellement à des levées des sanctions qui pèsent sur le Bélarus
depuis 2020 mais a fortiori depuis 2022.
ça a commencé avec l’aviation civile, que ce soit la compagnie nationale Belavia ou des avions utilisés par des officiels du régime
et hier, 13 décembre, ce sont les sanctions américaines sur l’industrie de la potasse qui est très utilisée comme engrais pour l’agriculture.
L’envoyé spécial de Donald Trump, John Coale, assume vouloir arriver à une situation où plus aucune sanction ne sera imposée sur le Bélarus.
Alors, prenons un peu de recul pour tenter de voir quel est le calcul derrière cette politique.
D’abord, le premier des acteurs c’est Alexander Loukachenko, son instinct de survie est remarquable, comme j’ai dit il est en place depuis 1994 et survit à tout.
Lui, il cultive cette ouverture avec l’administration Trump
d’abord parce que ça permet à son économie de souffler,
et cette levée des sanctions sur la potasse était extrêmement importante pour le Bélarus.
Ca redonne de la légitimité à Alexander Loukachenko de traiter en direct avec les Américains, je ne serai pas surpris si on le voit débarquer à la maison blanche un de ces jours
ça permet de mettre vraiment mal à l’aise ses voisins européens la Pologne et la Lituanie qui d’un coup d’un seul ne bénéficient plus du soutien américain dans leur résistance aux agressions hybrides du bélarus
très important, ça permet aussi à Alexander Loukachenko de rééquilibrer sa relation avec Vladimir Poutine.
Minsk essaie de résister à l’annexion russe tout en se présentant comme l’égal de Moscou
c’était le calcul en 2022: aider la Russie dans son agression de l’Ukraine afin de figurer aux côtés de Vladimir Poutine lors de la parade de la victoire et être aux premières loges pour remodeler l’architecture de sécurité européenne
mais la guerre aidant, le Bélarus a perdu sa place au profit de la Corée du nord, de l’Iran et de la Chine.
Là, Minsk peut donner à Moscou des possibilités que Pyongyang ou Téhéran n’offrent pas: celle d’un nouveau canal de communication avec Donald Trump
et celle d’un allègement des sanctions internationales
parce que le Bélarus et la Russie sont tellement intégrées que moins de sanctions sur le Bélarus aide automatiquement la Russie
par exemple, il n’y a plus de sanctions américaines sur Belavia. Mais les avions ne peuvent toujours pas survoler les espaces aériens européens.
Alors où est-ce qu’ils volent: par le territoire russe
et en faisant des aller et retour entre le Bélarus et les Etats-Unis ou d’autres destinations, il est beaucoup plus simple de rapporter des pièces détachées pour la flotte russe qui en a cruellement besoin.
On peut même s’attendre à ce qu’Aeroflot transfère un certain nombres d’appareils à Belavia pour les exempter des sanctions.
Ce qui fait qu’on a parlé de l’acteur bélarusse, mais vous voyez aussi que la Russie voit d’un bon oeil ce rapprochement avec Donald Trump
et ça permet de redorer le blason d’Alexander Loukachenko qui d’un coup devient beaucoup plus utile qu’il y a quelques mois.
les Etats-Unis dans tout ça doivent comprendre cette situation et cette vassalisation du Bélarus, on ne peut pas croire qu’ils sont aussi ignorants que ça à la Maison blanche
et donc ça veut dire que c’est une politique consciente
qu’à travers ce rapprochement avec Alexander Loukachenko ils cherchent un contact plus direct avec Vladimir Poutine,
une sorte de motivation à régler la guerre en Ukraine: regarde, tu fais ça et nous on est prêts à faire ça, on ne triche pas.
sans aucun doute, l’administration Trump y voit aussi un intérêt direct, sur certains secteurs de son économie ou quelque chose d’un peu plus spécifique
on n’a pas encore de projet de tour Trump ou d’hôtel Trump à Minsk mais on ne peut qu’imaginer que ça a été discuté à un moment donné.
Mais quoi qu’il en soit, c’est donc une politique consciente pour relégitimer Alexander Loukachenko
et pour aider Vladimir Poutine, pour soulager l’économie russe.
Evidemment c’est très bien que des prisonniers politiques soient libérés, et il faut s’en féliciter,
de facto, sans Donald Trump ils y seraient encore,
tout comme le conflit entre Israël et la bande de gaza continuerait, on peut critiquer la situation actuelle mais il est assez sûr que personne auparavant n’a réussi à imposer un cessez-le-feu comme Donald Trump l’a fait
Mais il faut voir ce qu’il y a derrière, et comme j’ai dit, la nature du régime ou de son inféodation à la Russie n’ont pas changé
et d’un mouvement de la main Alexander Loukachenko peut se reconstituer un nouveau lot de prisonniers politiques qui deviendront autant d’otages et de monnaie d’échange pour des tractations futures.
Et les Européens dans tout ça?
Hier, le ministère des affaires étrangères de Lituanie a assuré que toutes les sanctions décidées par Bruxelles resteront en place indépendamment des décisions américaines.
Mais il n’empêche que sans le concours des Etats-Unis, tout édifice de sanctions est moins solide, il y a plus de trous
en plus de cela, l’envoyé spécial américain John Coale a annoncé hier qu’Alexander Loukachenko avait promis de tout faire pour arrêter les vols de ballons de contrebande vers la Lituanie
c’est un aveu de culpabilité soit dit en passant
mais ça va aussi dire que les Etats-Unis vont faire pression sur les Européens pour relâcher leur système de sanctions, s’il n’y a plus de contrebande, il n’y a plus de problèmes, vont-ils dire.
Et ils peuvent faire pression pour obtenir ce dont l’économie bélarusse et russe ont vraiment besoin: l’accès aux ports de la Baltique, donc en Lituanie, en Lettonie ou en Pologne.
Aussi, il faut voir que le régime de sanctions européennes a ses propres failles: fin octobre, la cour de justice de l’Union européenne a annulé les sanctions pesant sur Mikhail Gutseriev
un milliardaire russe très proche d’Alexander Loukachenko
pourquoi ça? tout simplement parce qu’il y avait des vices de procédures dans l’imposition des sanctions et qu’il a pu se payer de très bons avocats
c’est un des dangers qui pèsent sur les régimes de sanctions, on voit que de nombreuses personnes et entités sous sanctions déploient des moyens considérables pour tout faire sauter
ça va être une question à suivre dans les prochains mois étant donné que sans le soutien américain aux sanctions, tout l’édifice devient plus fragile.
Bon, pour l’instant, les Européens tiennent bon sur l’essentiel et que ça soit eux ou les Ukrainiens, ils bénéficient indirectement du rapprochement américano-bélarusse
en voyant plusieurs de leurs ressortissants libérés des prisons de Loukachenko
Mais ce retour en grâce de celui qu’on appelait il y a quelques années le dernier dictateur d’Europe avant qu’il ne soit rejoint par d’autres
ce retour en grâce est très lourd de conséquences dans la politique trumpienne vis-à-vis de la russie, dans la solidité et l’imperméabilité du régime de sanctions visant à affaiblir l’effort de guerre russe
et évidemment sur la cohérence de la politique européenne sur ces sujets.
Merci