Repenser la Crimée

Pendant la nuit du 1er au 2 mai, les Ukrainiens ont lancé une attaque massive sur la péninsule de Crimée

le ministère russe de la défense parle de 89 drones abattus au dessus du sol, 23 au-dessus de la mer, et chaînes télégram à fois pro-russes et pro-ukrainiennes font état de nombreuses explosions à divers endroits de la péninsule, notamment des bases aériennes.

Il ne semble pas non plus qu’il y ait de gros dégâts en termes d’infrastructure,

mais cette attaque massive, donc plus d’une centaine de drones, montre que l’Ukraine n’a pas abandonné ses prétentions sur la péninsule annexée illégalement en 2014.

Et ça alors que le plan de paix proposé par l’administration américaine mentionnait la reconnaissance de jure de la péninsule.

Mais alors, dans ce moment diplomatique et militaire, il faut se poser la question: la Crimée, pour l’Ukraine, c’est quoi? Et si elle la récupérait, elle voudrait en faire quoi exactement?

parce que c’est loin d’être clair

Bonjour à tous, c’est Sébastien, bienvenue dans cette nouvelle vidéo où j’aimerais revenir sur l’article qu’a posté le chercheur ukrainien Anton Shekhovtsov sur son blog Substack, c’est en anglais, je mets le lien dans la description de la vidéo,

C’est très intéressant, parce qu’Anton qui vient lui-même de Crimée, de Sévastopol, analyse en détail la faiblesse de l’empreinte ukrainienne sur la Crimée et les défis d’une éventuelle réintégration

dans ma dernière vidéo sur le sujet, j’avais évoqué rapidement les questions liées au droit international si l’administration Trump reconnaissait la péninsule comme de jure russe.

Mais Anton Shekhovtsov revient sur tout l’histoire de la Crimée au sein de l’Ukraine indépendante

et lui qui vient de Sébastopol, il affirme que l’Ukraine n’a en fait pas fait grand chose pour s’appropier la péninsule et la lier à l’imaginaire de l’Ukraine continental entre 1991 et 2014

que l’on soit clair, ni pour Anton Shekhovtsov ni pour moi il ne s’agit de contester que l’Ukraine appartient à l’Ukraine de jure, que les frontières ont été reconnues internationalement, y compris par la Russie, y compris par Vladimir Poutine,

et que la Russie a violé le droit international en février-mars 2014 en déployant 20000 soldats sur la péninsule et en y organisant un simulacre de référendum.

Mais la thèse d’Anton Shekhovtsov ici, c’est pour revenir sur les raisons profondes qui ont fait que Vladimir Poutine a pu prendre la Crimée aussi facilement en 2014, sans protestation de la population,

et pour pousser les Ukrainiens à se poser ces questions.

Anton Shekhovtsov revient sur l’indépendance. comme moi aussi je l’ai beaucoup disséqué dans mon dernier livre, l’effondrement de l’économie planifiée soviétique a mené à une inflation à 6 chiffres, une explosion de la pauvreté, des privatisations douteuses, du crime organisé et violent, une corruption endémique, la naissance d’une oligarchie prédatrice

et dans ce contexte, l’Ukraine a eu beaucoup de difficultés à mettre en oeuvre un projet d’édification d’Etat-nation à l’européenne qui aurait pu facilement unir ses différentes composantes territoriales et ethno-culturelles,

ça c’est un processus de construction d’une identité civique et politique qui s’est vraiment amorcé à partir de 2014, pas avant.

La Crimée, c’était la seule région où les Russes, les habitants qui s’identifiaient comme russes, étaient une majorité, à 58% de la population.

A Sébastopol c’était 71%

dans le recensement de 2001, le seul et le dernier en date de l’Ukraine indépendante, 60% des habitants de Crimée revendiquaient le russe comme leur langue maternelle, 70% à Sébastopol

Evidemment on se rappelle que s’il y avait cette majorité russe c’était à la suite de longues campagnes de russifications et la déportation des Tatars de Crimée en 1944

Dans ce contexte, les différences ethno-culturelles et linguistiques ont été beaucoup instrumentalisées par la politique et par les différents réseaux de corruption

La crimée, république autonome qui avait déjà rué dans les brancards dans les années 1990, avec les élites locales qui jouaient déjà sur des idées d’indépendance ou de rattachement à la Russie,

est restée figée dans une espèce de dimension parallèle, un formol post-soviétique dominé par des élites communistes et très corrompues

ça c’est quelque chose que j’ai vu moi-même, la première fois que je suis allé en Crimée c’était en 2011, et c’était beaucoup plus soviétique que le reste de l’Ukraine, dans les infrastructures, dans les rapports avec les gens, dans le rapport à l’histoire, à la langue

le rapport aux touristes je n’en parle pas, peut-être que vous savez qu’en URSS, la culture de service n’existait pas, les commerçants ne remerciaient pas les clients, c’était aux clients de remercier les commerçants de leur avoir fourni les produits dont ils avaient besoin,

et de ne pas trop les déranger en plus,

enfin pour résumer on se faisait engueuler dans chaque magasin si on passait trop de temps devant des rayons, et c’était beaucoup plus vrai en Crimée qu’ailleurs en Ukraine


Mais ça c’est mon expérience personnelle


d’un point de vue plus macro, les élites politiques ukrainiennes n’ont pas du tout investi sur la péninsule, n’ont pas du tout cherché à rattacher la Crimée à leurs programmes nationaux, à donner à la péninsule une quelconque place.

Ceux qui portaient le projet national, qu’Anton Shekhovtsov appelle les nationaux-démocrates, ont vite renoncé à associer la Crimée et ses habitants à leurs efforts de construction d’un Etat-nation

Ce qui fait que la Crimée, c’étiat juste un réservoir de voix faciles pour les communistes et les partis russophiles comme le parti des régions.

Et pour les Ukrainiens dans leur globalité, c’était un endroit pour passer des vacances au soleil, pas grand chose de plus.

Et c’était aussi un terrain fertile pour les investissements russes, pour les projets soutenus par la Russie, et pour la projection culturelle russe

en 2011, pendant mon premier voyage, j’ai eu cette blague que c’était la première fois que je pouvais me rendre en Russie sans visa

évidemment c’était une blague, et évidemment ça ne veut absolument pas dire que la Crimée n’appartient pas à l’Ukraine.

Mais c’était déjà, à l’époque, un territoire à part.

Si vous connaissez l’auteur Andreï Kourkov, qui est très traduit en français, il dit exactement la même chose: l’Ukraine en tant que concept était absente de la Crimée entre 1991 et 2014

Ce qui fait qu’en 2014, dans l’incertitude qui régnait suite à la révolution de la Dignité sur Maidan à Kyiv, la Crimée était prête pur l’annexion. Les élites politiques, économiques, les militaires, tout était prêt.

et la population n’a pas bougé parce qu’elle avait été travaillée dans ce sens, et que les liens avec l’Ukraine n’étaient pas évidents.

Les Ukrainiens continentaux n’ont pas fait grand pour garder la Crimée à l’époque,

d’abord parce qu’ils n’en avaient pas les moyens, il n’y avait plus d’armée, plus d’argent dans les caisses,

l’administration Obama avait donné des consignes claires pour ne pas escalader, déjà à l’époque, cette peur de l’escalade,

mais il y avait aussi, rappelle Anton Shekhovtsov, le fait que les Ukrainiens continentaux ne savaient tout simplement pas comment réagir, ils n’avaient pas de relais locaux et ils ne savaient pas comment parler aux habitants de Crimée

Bon, Anton Shekhovtsov ne rappelle pas qu’il y a eu quand même des résistances, à la fois de la part de militaires sur des bateaux ou dans des casernes, mais aussi de la part de quelques journalistes, défenseurs des droits de l’homme et évidemment des tatars de crimée qui militaient pour l’Ukraine.

L’idée selon laquelle la Crimée a été prise sans un coup de feu, c’est un mythe, il y a eu 6 morts, trois militaires et trois civils, et quand même des gens qui ont été passés à tabac, qui ont subi des pressions, des intimidations,

mais globalement, il est vrai que les Ukrainiens n’ont pas vraiment réagi à l’annexion.

Et ce qui est vrai aussi, c’est que les Ukrainiens ont découvert ce qu’était la péninsule de crimée après l’avoir perdu.

Les Ukrainien se sont enfin intéressés aux Tatars de Crimée comme une communauté autochtone, pour les mettre en avant et en faire une figure de proue de la Crimée ukrainienne

Les Ukrainiens ont beaucoup travaillé sur des questions de politique, de défense des droits de l’homme et de situation humanitaire pour mettre en avant que la situation était pire après l’annexion.

Il y a des médias qui sont sont créés pour relayer l’actualité de la crimée occupée en Ukraine

Mais c’est seulement en 2021 que Volodymyr Zelensky a lancé la plateforme de Crimée, un effort diplomatique pour tenter de récupérer la péninsule

2021, c’est à dire un certain nombre d’années après l’annexion.

et c’était une plateforme basée sur la minorité des Tatars de Crimée, pas vraiment dirigée vers la majorité russe.

Depuis 2022, l’idée de récupérer la Crimée s’est intensifiée, en 2023 ça paraissait même possible.

Là, c’est compliqué, mais dans le long terme, qui sait ce qui peut se passer, que l’Ukraine récupère la Crimée par des moyens soit militaires soit diplomatiques

Mais avant de la récupérer, les Ukrainiens doivent formuler un projet qui englobe la population russe, pas celle qui s’est implantée depuis 2014 mais ceux qui étaient là avant

proposer un plan économique, une vision de l’Ukraine au sein de l’imaginaire ukrainien

L’article est très intéressant parce qu’effectivement, on n’a que très peu ce débat en Ukraine

sur les autres territoires occupés, il y a cette association historique, ethno-culturelle, ces liens profonds, mais avec la Crimée, à part la revendication légale et la dénonciation de l’annexion illégale, c’est vrai qu’on peine à se projeter sur ce que sera la Crimée ukrainienne.

mais c’est ultra intéressant, ça montre les discussions qu’il y a en Ukraine dans le cadre de l’invasion,

depuis 2014, l’agression russe a accéléré les processus d’identification des Ukrainiens

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