Sortie de crise?

En promulguant une loi qui a anéanti l’indépendance de deux institutions de lutte contre la corruption, mardi 22 juillet, Volodymyr Zelensky a provoqué la pure crise politique du temps de l’invasion généralisée du pays par la Russie, et plus généralement de son mandat.

Et il semble qu’il la compris, puisque dès le 24 juillet, il a fait déposer un nouveau projet de loi pour restaurer l’indépendance de ces instances anti-corruption.

C’est loin d’être la fin de l’histoire mais on peut déjà en tirer un certain nombre d’enseignements, donc parlons-en.

Bonjour à tous, c’est Sébastien, bienvenue dans cette nouvelle vidéo que j’enregistre depuis Kiev au troisième jour des protestations dans le centre ville. J’y ai passé la soirée d’hier, ces vidéos sont de moi, mais je n’ai pas eu le temps d’enregistrer une vidéo hier

En tous les cas, ces manifestations, c’est le premier enseignement de cette crise politique, la société civile d’Ukraine est loin d’être atone ou démobilisée,

et quand on voit la moyenne d’âge, on sent que la relève est assurée par rapport aux générations précédentes qui se sont mobilisées pour les révolutions orange de 2004 et de la dignité en 2013-2014.

Mais d’abord un petit rappel du contexte, bien sûr vous pouvez trouver beaucoup plus de détails dans la vidéo que j’avais enregistré il y a deux jours.

Cette loi qui a anéantit l’indépendance du NABU et du SAP, donc le bureau des enquêteurs et le parquet anti-corruption,

elle était l’aboutissement d’un malaise croissant né de pressions politiques sur ces institutions et d’autres, sur la société civile et sur les médias.

Dans le cadre de la loi martiale, il est clair que l’exécutif s’accapare de plus en plus de pouvoirs au nom de l’efficacité de la lutte contre l’invasion russe

et des groupes d’intérêt qui dépendent de la présidence ou qui gravitent autour en profitent.

la loi qui a été passée le 22 juillet a bénéficié d’une union sacrée d’une élite qui a été ciblée par des enquêtes anti-corruption pendant ces dernières années et qui se sent contrainte par ces règles.

A la Verkhovna rada, le Parlement, plusieurs dizaines de députés qui ont voté la loi sont eux-mêmes sous le coup d’enquêtes ou de procédures judiciaires.

Il y a l’exemple de cette député que je cite juste en passant: en 2023, elle était enceinte de 8 mois quand les détectives du NABU ont sonné à sa porte. La première chose qu’elle a fait c’est aller se débarrasser d’une liasse de billets dans le jardin d’à côté.

ce qui n’a pas vraiment marché pour elle. Mais la procédure s’est éternisée, elle est toujours députée, et il y a deux jours, elle a fait partie de ceux qui ont voté la loi.

Dès le passage de la loi, Volodymyr Zelensky a semble-t-il compris qu’il a fait une erreur, en faisant face à des protestations sous ses fenêtres à Kyiv, à Lviv, à Dnipro et à Kharkiv aussi.

Il a aussi fait face à une levée de boucliers des Européens qui avaient laissé passer beaucoup de couleuvres mais qui là se sont réveillés.

Dans un premier temps, Volodymyr Zelensky a mis en scène une communication pour justifier la loi, en réunissant les représentants de ces isntitutions ainsi que la justice, les srvices de de sécurité, la police, et autre.

Son mantra, c’était de lutter contre les influences russes et de dénicher les agents infiltrés.

Mais sa réunion était arrivée trop tard, elle aurait du avoir lieu avant le passage en force de la loi

ses explications n’ont convaincu personne, d’autant plus que le Procureur général lui-même a reconnu n’avoir pas été mis au courant au préalable qu’il allait recevoir l’autorité sur ces instances anti-corruption

Hier soir, 23 juillet, les manifestations ont doublé, voire triplé de volume,

et dès aujourd’hui, un groupe de députés a déposé un projet de loi pour annuler la précédente

alors pour ne pas se retrouver le bec dans l’eau, Volodymyr Zelensky a déposé son propre projet de loi pour renouveler l’indépendance du NABU et du SAP.

Pour ne pas perdre la face, il a assorti sa proposition d’une mesures anti-ingérence russe,

et par exemple tous les employés des institutions que j’ai mentionné, donc pas seulement les institutions anti-corruption, mais aussi le SBU et les autres.

Mais c’est clairement un revers politique pour la Présidence.

Le grand mystère, c’est de savoir quelle mouche a piqué l’équipe de Volodymyr Zelensky?

Parce qu’on le sait, démanteler les instances de lutte contre la corruption dans un pays comme l’UKraine c’est une invitation à générer plus de corruption

et c’est pour ça que les parlementaires l’ont voté avec autant d’enthousiasme.

Mais en ce qui concerne le Président, ce n’est pas clair: peut-être qu’il avait les meilleures intentions du monde et qu’il croyait vraiment que ça aller renforcer l’efficacité de l’action politique.

Le fait qu’il fait machine arrière aussi vite montre qu’il reste sensible à l’opinion publique, et évidemment aux desiderata des partenaires européens dont il dépend de manière critique.

Mais même avec ces acteurs qui pèsent sur ses décisions, le fait qu’il n’est pas non plus un apprenti dictateur dans sa tour d’ivoire.

S’il y a au moins une erreur qu’on est sûr qu’il a commis, c’est vraiment une erreur d’appréciation politique

en anéantissant l’indépendance du NABU et du SAP, il a rompu le pacte post-Maïdan selon lequel on ne remet pas en cause les acquis de la révolution

et que bon an, mal an, on continue sur la voie des réformes, de la lutte contre la corruption et de l’intégration européenne

c’est un rythme bancal, chaotique, que je caractérise par l’expression deux pas en avant, un pas en arrière, mais c’est le consensus en Ukraine depuis 2014.

et c’est d’ailleurs les tentatives de rupture de ce consensus qui ont coûté sa réélection à Petro Porochenko en 2019.

Pour la société ukrainienne, ça a été d’autant plus traumatisant que c’est intervenu à un moment où l’Ukraine est extrêmement vulnérable sur le plan militaire

et toute fissure dans l’union nationale est vécue comme une trahison.

Rendez-vous compte, alors que la Russie avance sur le terrain depuis près de deux ans, en gros depuis Bakhmout,

les Ukrainiens ont perdu le soutien indéfectible des Etats-Unis, ils constatent que le soutien européen, bien que constant, est mou et pas très décisif.

et il y a deux jours, ils ont perdu la Présidence, dans le sens où la société a retiré sa confiance à l’exécutif, qui était déjà très critiqué pour un certain nombre de manoeuvres douteuses.

Ce sont les messages que l’on a entendu dans le centre de Kiev ces trois derniers jours: on ne vous fait plus confiance,

qu’est-ce que c’est que ce bordel?

pourquoi mon père, mon frère, mon oncle, mon mari sont morts au front pour que vous mettiez tout par terre?

vous n’êtes pas mieux que des Russes, et ainsi de suite.

Vraiment une réaction épidermique, qui dépasse le simple cadre de la lutte contre la corruption.

Les protestations, les premières depuis le 24 février 2022, ont démontré que la société civile n’est pas morte, loin de là.

ce qui frappait hier quand j’y étais, c’est d’abord l’ampleur du rassemblement, alors que les risques d’alerte aérienne et de bombardements sont constants.

ensuite, l’âge des manifestants, la moyenne d’âge était clairement entre 18 et 25 ans, c’était impressionnant.

ça s’explique par le fait que beaucoup des militants civiques traditionnels sont au front, par le fait que c’est les vacances universitaires, mais aussi tout simplement par le fait qu’une nouvelle génération de citoyens conscients a émergé, 11 ans après la dernière révolution.

troisièmement, une grande dose d’improvisation et de refus d’une structure verticale, ça je l’avais déjà noté en 2013 quand la révolution a commencé

il n’y avait pas de sono, pas de micro, pas d’animateur ou de personnalité charismatique.

Parmi les milliers de jeunes présents, chacun y allait de son slogan, de sa chanson, qui étaient reprises par la foule avant de passer à autre chose.

Les manifestants arboraient des slogans inscrits sur des cartons de livraisons de colis, ce qui est aussi un indicateur de la sociologie, ce sont des catégories urbaines et aisées qui ont l’habitude de se faire livrer des colis à domicile

pour ceux qui connaissent ce service de poste ultra-performant Nova Poshta qui est une des incarnations de la modernité du pays, on peut déjà qualifier cette mobilisation de génération Nova Poshta ou de mouvement Nova Poshta

Quatrièmement, il n’y avait pas de présence policière ou presque, ça c’est une grosse différence avec la Russie et ça montre que Zelensky a gardé un sens politique malgré tout.

il n’y avait aucune pression, aucune violence, et ça c’est aussi quelque chose que l’on avait vu en 2013, la radicalisation était intervenue après les premiers coups de force de la police.

Cinquièmement, j’ai noté l’absence d’un agenda politique, ce n’était pas une protestation contre Volodymyr Zelensky, pas contre la guerre ou pour des négociations, ce n’était pas pour un changement de régime,

c’est avant tout une mobilisation pour le maintien du pacte post-Maïdan et pour la préservation d’un front uni au niveau national pour continuer la lutte contre la Russie.

cette mobilisation est vraiment un cas d’école, c’est la première depuis 2022 et elle permet de prendre le pouls de la société

et d’envoyer un message fort à la Présidence et à l’élite politique qui fonctionne, comme je l’ai dit il y a deux jours, en vase clos.

Très déterminant aussi, l’indignation des Européens. Le Financial Times révèle qu’Emmanuel Macron a tenté jusqu’au dernier moment de dissuader Volodymyr Zelensky de promulguer la loi.

Le chancelier allemand Friedrich Merz a aussi pesé de tout son poids

A Bruxelles et dans les chancelleries du continent, il n’y a pas eu une seule voix en soutien de cette loi.

on peut imaginer que Viktor Orban l’a approuvé parce qu’elle allait complètement dans le sens de l’orbanisation du système politique,

mais évidemment il n’allait pas applaudir un de ses ennemis jurés Volodymyr Zelensky

même la présidente de la commission européenne Ursula von der Leyen a désapprouvé, et c’est sans doute la première critique de l’Ukraine qu’elle émet depuis 2022.

C’est d’autant plus mal tombé que le média ukrainien Evropejska Prvada a révélé que la Commission étiat sur le point d’adopter un plan pour ouvrir les négociations d’adhésion en contournant le veto de la Hongrie

mais qu’elle l’a mis en suspens à cause des manoeuvres de la Présidence ukrianienne

sans aucun doute, quelque chose s’est rompu

à la fois dans la relation entre l’élite politique ukrianienne et la société,

entre les dirgieants ukrainiens et les Européens

et dans l’image de héros de guerre de Volodymyr Zelensky.

On verra dans les semaines qui viennent comme cette cassure va s’exprimer.

Pour l’heure, comme je l’ai dit, ce n’est pas la fin de l’histoire, il faut déjà que la nouvelle loi soit votée et appliquée sachant qu’on est censés être en période de vacances parlementaires.

mais vu que l’initiative vient de la Présidence ça devrait être fait. d’autnat plus que beaucoup de députés ont retourné leur veste, en assurant qu’il n’avaient pas compris ce pourquoi ils votaient, bon on y croit ou pas, mais voilà.

le fait qu’une nouvelle loi soit votée n’enlève rien à l’intention, que ce soit de la Présidence ou de la classe politique,

et ça ne règle pas les autres cas de pression qui visent d’autres institutions, la société civile ou les médias.

ça ne règle rien aux contraintes structurelles qui pèsent sur la vie politique ukrianienne: la loi martiale, l’absence de perspective d’élection et de renouvellement, et évidemment la continuation de la guerre d’attrition, de la lutte existentielle contre l’invasion russe.

Merci

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RTS: Les Ukrainiens se battent contre la corruption dans leur pays