50 000 désertions?

De février 2022 à juillet 2025, près de 203.000 poursuites criminelles ont été ouvertes en Ukraine pour des cas de militaires abandonnant leurs positions sans autorisation

Plus de 50.000 procédures supplémentaires ont visé des cas de désertion.

Ce sont des chiffres officiels publiés par le Bureau du procureur général d’Ukraine, et qui donnent une idée de l’ampleur du phénomène

à un moment où l’armée ukrainienne souffre cruellement d’un manque d’hommes pour tenir les 1400 kilomètres de front.

Alors, parlons-en.

Bonjour à tous, c’est Sébastien, bienvenue dans cette nouvelle vidéo où l’on s’intéresse aux défis et aux problèmes du recrutement militaire en Ukraine.

Un thème qui est très pregnant en Ukraine depuis déjà deux ans, en gros depuis l’échec de la contre-offensive ukrainienne de l’été 2023.

A partir de là, l’Ukraine s’est installée dans la perspective de longue durée, et s’est posée la question de la mobilisation obligatoire pour assurer la présence des troupes sur toute la ligne de front et leur renouvellement suite aux pertes.

Ca a mené à des débats interminables sur les modalités d’une loi sur la mobilisation a été adoptée en avril 2024, donc deux ans après le lancement de l’invasion généralisée par la Russie.

Ca s’est accompagné d’une mise à jour et d’une numérisation des registres militaires, un chantier colossal, à travers l’application Reszerv +

qui a permis à 4 millions d’Ukrainiens de mettre à jour leurs status

mais aussi de campagnes de recrutement soit volontaires, notamment à travers les campagnes d’affichage de différentes brigades,

soit plus contraintes et forcées, à travers les contrôles inopinés de l’office du recrutement qui ont conduit à beaucoup de tensions et d’abus, ça je vais en parler.

En gros, on estime que plus d’un million d’individus, hommes et femmes, sont sous les drapeaux depuis 2022.

Mais tout ce personnel militaire n’est pas un personnel combattant et on estime qu’il y aurait entre 600.000 et 700.000 militaires aptes au combat et déployés sur le front

ce qui est une masse qui non seulement n’a pas augmenté aussi rapidement que les lignes de front se sont étirées

En 2023 elles s’étiraient sur 1000, 1100 kilomètres et aujourd’hui c’est plutôt sur 1400 kilomètres,

avec l’ouverture de nouveaux fronts à Kharkiv et à Soumy.

mais en plus c’est une masse de soldats n’a pas augmenté aussi rapidement que celle des Russes, qui eux ont beaucoup de succès dans leurs campagnes de recrutement, j’y reviendrai.

Ce qui fait qu’à l’heure actuelle, et pour la première fois depuis 2022, on estime qu’il y a plus d’envahisseurs russes que de défenseurs ukrainiens sur les fronts,

Je sais que là, il faudrait parler des pertes humaines, qui évidemment est au coeur de la problématique des questions de ressources humaines et du renouvellement des forces armées.

Mais comme vous le savez, c’est l’un des secrets les mieux gardés de la guerre, des deux côtés.

On n’a que des estimations très conservatrices, et des observations de terrain, notamment le nombre de drapeaux qui augmente dans les cimetières.

Ce qu’on sait assurément, c’est que les pertes sont très importantes, d’un côté comme de l’autre, et que cela rend la question du recrutement primordiale.

En juillet de cette année, un membre du comité parlementaire sur les questions de défense, Fedir Venislavskyi, a révélé que l’Ukraine recrutait en moyenne 30.000 personnes chaque mois.

Parmi ces 30.000 personnes, il y aurait 10% de volontaires, donc des Ukrainiens et des étrangers

Et le reste, les 90%, ce sont des citoyens recrutés en vertu de la loi,

soit qu’ils franchissent l’âge de la mobilisation qui est de 25 ans, soit qu’ils sont appelés

soit qu’ils sont arrêtés dans la rue ou autre par l’office de recrutement qui utilise, on le sait, des méthodes parfois peu orthodoxes.

Ca fait des mois qu’on assiste en Ukraine à des contrôles inopinés, à des vérifications d’identité parfois musclés et des arrestations intempestives

Beaucoup sont très médiatisées, comme par exemple ces contrôles qui avaient été effectué à Kiev en été 2024 pour récolter des resquilleurs à la sortie d’un concert

et ça provoque beaucoup de tensions dans la société, autant l’armée est l’institution avec le taux de confiance le plus haut dans le pays, autant l’office de recrutement a très mauvaise réputation.

Comme vous le savez j’étais pour un reportage à Sloviansk il y a quelques jours, j’y ai rencontré un militaire qui a lui aussi été arrêté en pleine rue alors qu’il se rendait au supermarché, en short et et en petites chaussures d’été

Il n’avait rien contre le fait d’être recruté, mais il a au moins demandé à aller dire au revoir à sa famille, ça a été refusé et sa femme et sa fille n’ont pas eu de nouvelles pendant trois jours complets

vous vous imaginez le stress

ce genre de situations provoque énormément de tensions, qui éclatent parfois en combats de rue ou même en affrontements rangés,

par exemple à Vynnitsia dans le centre du pays où on a plusieurs cas de foules qui ont investi de force des bureaux de recrutement pour récupérer des hommes qui avaient été indument arrêtés.

La situation est telle que le ministère de la défense ordonne, à partir du 1er septembre, à tous le personnel de l’office de recrutement de porter des caméras individuelles,

afin que lo’n puisse tracer leurs interactions avec les gens dans les rues, prévenir les abus de la part de ce personnel et aussi le protéger contre des actes de violence de la part de ces mêmes gens.

C’est une situation de tension bien réelle qui est exploitée par la Russie, évidemment à travers sa machine de propagande et de désinformation

mais qui s’inscrit aussi dans sa tactique militaire; en juin et juillet, certaines attaques aériennes ont explicitement visé des bureaux de recrutement à Kryvyi Rih, Poltava, Kremenchuk, Kharkiv, and Zaporizhzhia

ce qui vise très clairement à désorganiser les processus de recrutement mais aussi à attiser les tensions préexistantes.

C’est donc un vrai problème, mais il faut bien comprendre que ces pratiques douteuses et ces tensions sont des faits minoritaires

l’Ukraine ne pourrait pas mener une guerre de cette ampleur depuis 2022 en gardant par la contrainte un million d’individus sous les drapeaux

Et le militaire que j’ai cité, que j’ai rencontré à Sloviansk, il revenait tout juste d’une permission à l’étranger

il avait la possibilité de ne pas revenir et de disparaître dans la nature à l’étranger,

mais ce soldat à Sloviansk a décidé de son plein gré de revenir pour servir sous les drapeaux

par devoir civique et conscience de la menace existentielle qui pèse sur son pays.

Juste un point là-dessus: il y a effectivement des dizaines, voire des centaines de milliers d’Ukrainiens qui sont réfugiés à l’étranger pour échapper à leurs obligations militaires

soit qu’ils étaient déjà à l’étranger en 2022 soit qu’ils ont quitté le pays depuis

Le phénomène est important mais il ne se chiffre pas en millions non plus.

Depuis 2022, 45000 hommes ont été arrêtés dans des zones frontières, soit qu’ils s’apprêtaient à tenter de franchir la frontière, soit qu’ils ont été arrêtés dans l’acte.

50000 personnes arrêtées, on peut sans doute estimer qu’entre 30% et 50% de plus sont effectivement passés, en tous les cas ça nous fait moins de 100.000 Ukrainiens.

Auquel il faut ajouter les Ukrainiens qui étaient déjà à l’étranger ou qui sont sortis légalement.

donc il est important d’avoir conscience de la situation, parce que c’est un vrai problème qui en plus nourrit des réseaux de corruption, mais sans non plus l’exagérer.

Le recrutement en Ukraine est fonctionnel, mais il suscite de nombreuses tensions.

L’immense majorité des personnes concernées se plient à leurs obligations militaires, mais une minorité cherche à y échapper, soit en Ukraine, soit à l’étranger

Dans la plupart des cas, ce n’est pas par manque de patriotisme ou par refus de défendre son pays,

c’est avant tout au regard de situations personnelles et familiales et par crainte des conditions de l’enrôlement

que ce soit en termes d’entraînement, d’encadrement, de coordination, de stratégie ou de bonnes utilisations des compétences

Et il en va de même pour les cas d’abandon de poste et de désertions.

Donc selon les chiffres du Bureau du procureur général, on a près de 203000 poursuites judiciaires pour abandon de poste sans permission

et 15500 condamnations

En parallèle on a plus de 50000 poursuites judiciaires pour désertion et 1250 condamnations.

Il faut faire la différence entre les deux cas: l’abandon de poste volontaire, ça peut être quitter sa tranchée face à un assaut sans en avoir reçu l’ordre,

souffrir d’un problème de coordination ou de communication qui fait qu’on n’est pas au bon endroit au bon moment

revenir de permission un peu plus tard qu’autorisé

ce sont des situations qui sont pour beaucoup justifiables et qui n’ont pas mené à des condamnations

les désertions, c’est un acte conscient de ne plus servir dans l’armée, de quitter son unité, de se cacher, de chercher à quitter le pays.

Dans les deux cas, abandon de poste ou désertion, les motivations sont très pratiques: fatigue après plusieurs années de mobilisation, mauvaises conditions de service, conflits avec la hiérarchie, mauvaise coordination sur la défense de certaines positions, couacs administratifs.

Il ne s’agit pas d’un manque de motivation ou de patriotisme, l’Ukraine est loin de s’écrouler parce que ses soldats ne voudraient plus la défendre.

Mais il relève du haut commandement de régler des problèmes d’ordre pratique pour améliorer les conditions de ses soldats.

On voit qu’il y a beaucoup de choses qui ont été faites ces derniers mois. Mais c’est loin d’être suffisant.

La meilleure preuve, c’est que la moitié des 200.000 cas d’abandon de poste se sont produits entre janvier et juillet 2025.

La moitié des 200.000 cas depuis 2022, c’est assez vertigineux, et ça traduit les sérieuses difficultés que l’armée connaît et dont on voit les effets sur les cartes d’état major.

Cela dit, on voit que le nombre de condamnations par rapport aux poursuites judiciaires qui sont lancées sont très faibles.

Mais même dans les cas de désertion, on voit que le nombre de condamnations, 1250 sur 50000 cas, est très faible.

Ca s’explique par une certaine tolérance qui règne en Ukraine autour de ces cas, étant donné l’ampleur de la mobilisation et l’impossibilité de la démobilisation

ce qui fait que des dizaines de milliers de soldats sont sous les drapeaux depuis 2022, voire avant, et qu’ils n’ont à ce jour aucune perspective d’être démobilisés

tout simplement parce que l’Ukraine ne peut pas se le permettre.

Cette tolérance, on la voit aussi dans une récente décision du gouvernement d’autoriser les jeunes âgés jusqu’à 22 ans de franchir la frontière

donc jusqu’ici c’est interdit pour ceux qui avaient 18 ans et plus, maintenant c’est 22 ans ce qui représente une sacré bouffée d’air

pour cette catégorie de la population, la jeunesse, que l’on cherche à épargner depuis 2022 car c’est l’avenir du pays.

Donc, pour résumer: une mobilisation qui est assez fonctionnelle, à raison de 30000 recrutements par mois,

qui soulève des tensions sociales de par les modes de recrutement et du poids qui pèse sur les épaules des citoyens ukrainiens

certains d’entre eux étant poussés à soit tenter d’échapper à la mobilisation, soit de quitter leurs postes en cours de service.

pas dans une proportion qui constituerait un phénomène majoritaire, ça reste minoritaire.

mais c’est un phénomène qui suscite beaucoup de questions cruciales: le poids que cette militarisation de la société fait peser sur le budget d’Etat et l’économie nationale

les arbitrages de ressources humaines entre le front militaire et le front économique, pour continuer à faire tourner le pays,

récemment Volodymyr Zelensky estimait qu’il fallait six travailleurs actifs pour entretenir un militaire, ce qui veut dire qu’il faut bel et bien continuer à faire tourner l’économie.

ça pose des questions sur l’avenir des vétérans, sur leur réinsertion, sur le traitement des invalides de guerre

et aussi sur la place dans la société future des hommes qui échappent à leurs obligations militaires.

C’est extrêmement complexe. Et Dans l’immédiat, la problématique, c’est que le recrutement mensuel ne suffit pas à couvrir tous les besoins de l’armée,

par exemple pour le pilotage de drones ou l’ingénierie pour développer de nouveaux systèmes. L’armée manque de personnel qualifié

et très concrètement ne suffit pas à tenir tout le front

comme je l’ai dit, il y a désormais plus d’envahisseurs russes que de défenseurs ukrainiens sur le champ de bataille.

La Russie a prévu d’enrôler 343000 hommes en 2025 et en août elle est déjà près de 70% de son objectif.

On le sait, en Russie, le recrutement est soutenu par l’allocation de généreux salaires et primes qui assurent que la plupart des vocations sont volontaires

mais on sait que ça ne fait pas tout, et que la Russie a aussi recours à des méthodes douteuses de coercition notamment pour tromper des étrangers, d’Asie centrale ou d’Afrique ou du Sri Lanka, pour leur faire miroiter des contrats civils en Russie,

jusqu’à ce qu’ils se retrouvent au front sans prévenir.

Cette histoire d’un citoyen américain, Derek Huffman, est aussi très parlante. il s’est exilé en Russie pour fuir le wokisme avec sa femme et ses trois filles,

mais après quelques mois en Russie, il s’est retrouvé enrôlé dans l’armée, avec l’assurance qu’il ne serait pas envoyé au front,

mais selon son épouse, il a bien été envoyé au front, et en plus de ça sans être payé. On n’a plus de nouvelles de lui depuis plusieurs semaines.

Ce cas très particulier montre que tout n’est pas rose en Russie non plus.

Et au contraire de l’Ukraine, on n’a pas de statistiques sur les abandons de poste et les désertions mais il doit y en avoir automatiquement, c’est le propre de toutes les guerres.

Cela étant dit, au niveau macro, la Russie recrute plus que l’Ukraine, entre 30000 et 40000 hommes par mois,

et cela suffit à compenser ses pertes

et à conserver un avantage sur l’Ukraine qui se fait ressentir sur les fronts.

Voilà je m’arrête là pour ce tour d’horizon du recrutement eet des questions de ressources humaines en Ukraine, j’ai été très synthétique, il y aurait encore beaucoup à dire

dans une prochaine vidéo j’aimerais me concentrer sur le cas des volontaires Colombiens qui sont un phénomène en soi

mais donc, ce qu’il faut retenir de cette vidéo, c’est que la mobilisation en Ukraine est fonctionnelle,

mais qu’elle souffre de beaucoup de problèmes diverses et qu’elle ne suffit pas, actuellement, à créer un effet de masse qui puisse inverser la situation sur le terrain.

Merci

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