Ukraine: pourquoi changer de gouvernement?
L’Ukraine a vécu une nouvelle semaine de bouleversements
entre les annonces trumpiennes de livraisons de batteries Patriot et les bombardements meurtriers sur ses villes,
l’adoption d’un 18e paquet de sanctions européennes contre la Russie et sa flotte fantôme,
ou encore une poussée insistante des forces russes autour de Pokrovsk.
En plus de toutes ces évolutions plus ou moins importantes ou dramatiques, l’Ukraine a vécu son premier changement de gouvernement depuis 2020.
Il y a eu des remaniements avant mais très partiels, là c’est le Premier ministre qui a changé.
C’est loin de faire les gros titres, et pourtant ça en dit long sur l’état de la politique ukrainienne après trois ans d’invasion généralisée,
et j’ai envie de dire, ce n’est pas très inspirant.
Bonjour à tous, c’est Sébastien, bienvenue dans cette nouvelle vidéo qui intervient un peu tard, puisque le changement de gouvernement date du 17 juillet
et que j’enregistre le samedi 19 juillet
navré de ce retard pour couvrir l’actualité, j’ai été absorbé par une série de projets assez prenants.
Mais l’analyse reste pertinente, et en plus ça m’a permis de vérifier quelques infos après que la poussière retombe.
Je vais commencer par le plus symbolique, la personnalité de la Première ministre:
Ioulia Svyrydenko a 39 ans, elle devient la seconde femme Première ministre de l’histoire de l’Ukraine depuis 1991
après une autre Ioulia, Ioulia Timochenko, l’ancienne princesse du gaz et égérie de la révolution orange de 2004.
Ioulia Svyrydenko, c’est une outsider qui a commencé comme représentante de commerce en Chine
avant d’entrer en politique après l’élection de Volodymyr Zelensky en 2019 et de gravir rapidement les échelons.
Le chef de cabinet présidentiel Andriy Yermak pousse sa candidature depuis déjà plus d’un an.
Il l’a mis en avant pour des missions de premier plan, par exemple la négociation avec les Américains sur le deal sur les minerais
Et c’est une des raisons du changement de gouvernement: le fait que l’administration Trump connaît bien Ioulia Svyrydenko
et qu’elle doit permettre de relancer, de renforcer la relation avec les Etats-unis.
Ioulia Svyrydenko remplace Denys Shmyhal, qui était en poste depuis mars 2020, et qui avait établi le record de la plus longue durée en poste de l’histoire indépendante.
Denys Shmyhal, c’est un très bon manager et un soldat loyal,
en cinq ans il n’a fait aucune vague, il a fait tourner la machine d’Etat malgré le Covid et l’invasion russe,
il n’est visé par aucune affaire de corruption retentissante alors que les scandales éclaboussent l’élite politique à répétition
d’ailleurs soit dit en passant, Ioulia Svyrydenko n’a pas non plus de casseroles, en tout cas pour l’instant.
Denys Shmyhal, il n’y avait en fait aucune raison objective de le remplacer.
Et c’est quelque chose qui triture les méninges des observateurs politiques ici à Kyiv.
Personne ne comprend l’intérêt du changement de gouvernement.
Parce que je l’ai mentionné, il y a cette idée que la personnalité de Ioulia Svyrydenko est plus à même d’établir des relations personnelles et constructives avec l’administration Trump
D’ailleurs l’annonce du changement de gouvernement est intervenue le jour même de la grande annonce de Donald Trump sur l’envoi de Patriot,
et alors même que son envoyé spécial Keith Kellogg entamait un séjour d’une semaine complète en Ukraine
Donc ce n’est pas anodin.
Mais à part ça, le changement de gouvernement n’apporte aucune valeur ajoutée politique
C’est même une prise de risque puisqu’il est explicitement stipulé dans le contenu de la loi martiale qu’il est interdit de mettre fin aux activités du gouvernement
et donc là le Président est en porte-à-faux: il peut tordre le cou de la loi martiale pour changer le gouvernement mais il doit la respecter pour ne pas organiser de nouvelles élections…
c’est un peu tendancieux, même si, pour être tout à fait honnête, il y a d’autres raisons qui empêchent l’organisation d’élections, la sécurité, la dispersion du corps électoral, la logistique, etc.
Mais là c’est une contradiction flagrante de la position politique du Président.
Il y a une semaine, le gouvernement était entièrement acquis à la Présidence, de même que le Parlement et toutes les institutions d’Etat
Là, après le changement de gouvernement, c’est pareil et on ne voit pas ce que la Présidence y a gagné
d’autant que les ministres ont en fait joué aux chaises musicales.
Ioulia Svyrydenko était Première vice-Premier ministre, elle est devenue Première ministre
Le ministre de la transition numérique Mikhaylo Fedorov était vice-Premier ministre, il devient Premier vice-Premier ministre
On a aussi le ministre de l’énergie, Herman Halouchenko, qui devient ministre de la justice, personne ne comprend pourquoi
évidemment je ne vais pas passer en revue tous les ministres, juste s’arrêter sur le cas du ministre de la défense qui est occupé par… Denys Shmyhal
l’ancien premier ministre établit donc une nouvelle première, en acceptant volontairement de rétrograder et de devenir simple ministre
Enfin, simple ministre.
Au début du changement de gouvernement, je pensais que la Présidence cherchait à se débarrasser de lui parce qu’il a un passé dans l’entreprise énergétique de l’oligarque Rinat Akhmetov
et donc ça permettait d’enlever un relais d’influence de l’oligarque en le remplaçant par une fidèle parmi les fidèles, Ioulia Svyrydenko.
et c’est peut-être vrai. Mais le fait qu’il devienne ministre de la défense lui donne un portefeuille énorme, qui absorbe plus de la moitié du budget de l’Etat en ce moment
donc l’ancien premier ministre se retrouve à la tête d’un gouvernement au sein du gouvernement.
De manière générale, on a beaucoup présenté ce changement de gouvernement comme une manière pour Andriy Yermak d’asseoir encore plus son influence
mais le résultat, ce n’est pas ça: il y a beaucoup de portefeuilles qui ne lui sont pas directement subordonnés.
Ce qui fait qu’on a un changement de gouvernement qui ne crée quasiment aucun appel d’air médiatique, qui contredit la loi martiale, qui n’apporte aucune valeur ajoutée à l’équipe dirigeante, et qui est illisible dans les choix de ministre
pour ne citer que lui, le nouveau ministre de l’énergie n’a aucune expérience dans le secteur de l’énergie.
Et donc c’est très difficile de comprendre les logiques de ce changement.
Il y a une chose que ça a permis, c’est d’évincer certaines personnalités toxiques du gouvernement et de glisser certaines affaires de corruption sous le tapis
L’ancien ministre de l’unité avait été mis aux arrêts il y a trois semaines pour corruption mais son sort politique n’avait pas été réglé
cette fois c’est fait, il n’a plus de poste, sa carrière politique est finie.
La ministre de la justice et de l’intégration européenne était soupçonnée de conflit d’intérêt, elle perd son poste et elle devient l’envoyée spéciale de la Présidence pour renforcer les relations avec l’administration Trump
ce qui fait qu’à Washington, elle sera très loin des enquêteurs
le fait que la ministre en charge de l’intégration européenne soit affectée d’un coup d’un seul aux relations avec les Etats-Unis, encore une fois, c’est illisible
Mais en plus, le fait de mettre sous le tapis des affaires embarrassantes et d’offrir des reconversions dorées à des ministres soupçonnés de corruption, ça envoie un très mauvais message par rapport aux orientations de la Présidence
Après trois ans et demie d’invasion, sans perspective d’élection, on constate tous que l’Ukraine a ralenti le rythme de ses réformes et de sa lutte contre la corruption
en plus, les Américains n’en ont plus rien à faire et les Européens n’arrivent pas à adresser des messages fermes à la Présidence dans le contexte de guerre
donc il y a plusieurs aspects qui deviennent très problématiques, et qui du coup sont aussi contre-productifs, parce qu’ils peuvent compliquer l’effort de guerre national.
Donc on est sur une drôle de configuration au plan intérieur,
avec une politique illisible et des pratiques assez limites.
La nouvelle Première ministre arrive avec une aura de bonne manager, peut-être de réformatrice,
elle veut mettre l’accent sur la reprise de l’économie qui est moribonde
Mais dans cette configuration politique, on ne sait pas exactement quelle marge de manoeuvre elle peut avoir.
Sachant que, de toutes les manières, le succès ou l’échec de la moindre manoeuvre politique à Kyiv dépend de ce qui se passe sur la ligne de front.
donc ces tribulations de la politique ukrainienne restent une espèce de bulle, presque un épiphénomène dans le contexte de guerre.
Merci!